LES DIRIGEANTS DE LA BANQUE DE FRANCE SOUS LE CONSULAT ET L'EMPIRE (suite)
LEURS
ORIGINES
Certains
renouvellements se font de façon "quasi-héréditaire". A Perregaux succède
son associé Laffitte. Sabatier
fait de même en laissant son siège à Martin-Puech. Lorsque Perrée est élu au
Tribunat, c'est Doyen prend sa place au sein du Conseil général. Doyen et Perrée sont
tous deux associés de Charles Henri Tellier, fils d'un employé de la Trésorerie
Nationale. Le fils de Perrée épouse la fille de Tellier.
D'autres renouvellements se font par affinités géographiques. Ainsi Récamier failli
cède son siège à Vital-Roux qui est originaire comme lui du village du Belley.
Soëhnée et son successeur Martin-André sont deux négociants protestants suisses et
sont apparentés à la famille Fesquet de Montpellier.
Origine géographique
L'étude des lieux de naissance des dirigeants montre une répartition
équilibrée entre Paris et les départements : 3 sur 4 sont nés en province. Quatre
d'entre eux sont nés à l'étranger : Hottinguer et Perregaux (Suisse), Pierlot
(Belgique), Soëhnée (Allemagne). La prépondérance des régions frontalières ou
portuaires souligne l'origine sociale des Régents et Censeurs : le négoce. On peut noter
l'absence de 2 régions économiquement importantes au XVIIIème siècle : les Pays de
Loire et le Nord - Pas de Calais.
Obligation est faite aux dirigeants de la Banque de
résider à Paris, ceux-ci se fixent durablement dans la capitale. Ainsi 80 % d'entre eux
décèdent en Ile de France. Notamment, Claude Périer, mort de froid pendant l'hiver 1801
parce qu'il trouvait que le bois de chauffage coûtait trop cher. L'état civil connaît
encore quelques dysfonctionnements : douze dates de naissances sont approximatives, quatre
Régents décèdent dans des circonstances inconnues. Par exemple, Jame disparaît
mystérieusement pendant la nuit de Noël 1813 et ne sera jamais retrouvé.
Les "Montpelliérains"
Au XVIIIème siècle, les Languedociens règnent sur les
finances de la France. Cette montée en puissance s'appuie sur certaines spécificités de
cette région : le Languedoc dispose d'une totale indépendance financière vis-à-vis du
pouvoir royal. Le Trésorier de la Bourse, qui gère les finances de la région, négocie
tous les ans le "don gratuit", participation volontaire du Languedoc
aux finances royales. Cette indépendance nécessite la mise en place d'une administration
financière décentralisée au sein de laquelle se tissent de nombreux liens. La forte
implantation du protestantisme dans la région favorise des alliances avec leurs
homologues suisses et néerlandais. Cette internationalisation du négoce languedocien est
amplifiée par la révocation de l'Edit de Nantes en 1685. Pour préserver le patrimoine
familial, une branche se convertit au catholicisme et reste en France, pendant que les
autres membres de la famille se réfugient dans toute l'Europe (Amsterdam, Cadix,
Francfort, Gênes, Genève, Londres ou Mayence).
Paris n'échappe pas à la règle et les Languedociens "parisiens" tissent un
réseau de relations denses qui s'articule autour du second consul Cambacérès et du
ministre de l'Intérieur Chaptal.
Dix Régents peuvent être qualifiés de languedociens. Bastide, Davillier, Martin-Puech, Sabatier et Sévène sont originaires de cette région tandis que
Basterrèche, Carié-Bézard, Martin-André et Soëhnée s'intègrent au négoce
montpelliérain par mariage. Il convient de rajouter Germain, originaire d'Avignon, qui
par l'implantation de ses activités est qualifié de languedocien par la plupart des
historiens.
Les liens familiaux
Au
sein du Conseil général, l'endogamie semble peu développée. Mais les liens existants
reflètent les murs d'un bourgeoisie d'affaires toujours prompte à se marier entre
" gens de bonne compagnie ". Carié, actionnaire important de la Compagnie des
Indes épouse la sur d'un directeur de la ladite compagnie ; la sur de Carié
épouse Augustin Périer, directeur de la compagnie à Lorient. Audibert, Hugues-Lagarde
et Martin-André sont liés par des alliances conclues dans le négoce marseillais. Ricard
est apparenté par sa femme à Muguet-Varange lyonnais comme lui et à Carié. Mallet
épouse en premières noces la tante de Delessert ; les deux familles genevoises restent
très liées après la mort de Mme Mallet.
Sacrifiant aux coutumes de leur
"caste", les Régents nouent des alliances fructueuses : le fils Goupy épouse
la fille de Ducos, le fils Hottinguer épouse la nièce de Delessert, le fils Dibon
épouse la belle-fille de Davillier, le fils Soëhnée épouse la nièce de Martin-André,
le fils Perrée épouse la petite-fille Vial, un des fils Perier épouse la cousine de
Lecouteulx.
Autre lien quasi-familial, Cordier désigne Vital-Roux comme tuteur de ses enfants.
Domiciles parisiens
Les habitats parisiens des dirigeants sont concentrés sur la rive
droite ; ceux-ci préfèrent les nouveaux quartiers à la mode (Chaussée d'Antin,
faubourg Poissonnière) au détriment des vieux quartiers passés de mode comme le
faubourg Saint-Germain ou le Marais.
A partir de 1811, le gouvernement de la Banque loge à l'hôtel de Toulouse, il en est de
même pour le Directeur-général et le Caissier général. Barrillon, Sabatier,
Demautort, Desprez, Hottinguer, Martin-Puech, Muguet-Varange, Soëhnée, Vital-Roux,
Delessert et Périer habitent les quartiers alentours entre le Palais-Royal, la place
Vendôme et les Boulevards. Ces quartiers s'animent à la nuit tombée, car ici se
concentrent les boutiques de mode, les théâtres, les restaurants mais aussi les maisons
closes, maisons de jeux et autres tripots clandestins.
Jame et Journu-Auber habitent rive gauche ; ce quartier de Paris connaît au début du
XIXème siècle une prolétarisation de ses habitants qui n'épargne que la zone comprise
entre la Seine et le boulevard Saint-Germain. Guitton, Marmet, Moreau et Perrée vivent
dans le Marais deserté progressivement par la vieille bourgeoisie parisienne.
Les autres dirigeants résident dans les quartiers de la Chaussée d'Antin ou du Faubourg
Poissonnière. Depuis 1791, les constructions d'hôtels particuliers ne cessent jamais.
Cette activité immobilière soutenue perdure sous le Premier Empire. La Chaussée d'Antin
et la rue du Mont-Blanc (actuelle rue Laffitte) deviennent peu à peu le lieu de
résidence privilégié des grands bourgeois parisiens.
La franc-maçonnerie
Seuls quelques Régents figurent sur les listes des loges
parisiennes du Grand Orient conservées à la Bibliothèque Nationale. Demautort officie
dans la loge de l'Amitié depuis 1780 ; Hugues-Lagarde fréquente la loge Saint-Jean
d'Ecosse du Contrat Social et Moreau fait partie de la loge de l'Harmonie.
De nombreux proches des dirigeants de la Banque se retrouvent sur les tableaux de
plusieurs loges parisiennes : les Amis intimes, les Amis Réunis ou la Société
Olympique L'étude de ces listes montre une absence de corrélation entre les
liens d'affaires et la composition des loges. L'engagement maçonnique n'est pas basé sur
des préoccupations mercantiles mais plutôt sur des convictions philosophiques ou
politiques.
LES
LIENS D'AFFAIRES AU SEIN DU CONSEIL GENERAL
A la fin du XVIIIème siècle, la frontière entre banque et
négoce est peu marquée. (la banque d'affaires telle que nous la connaissons maintenant
naît un demi-siècle plus tard sous le Second Empire). Le banquier est souvent un
négociant qui pratique le commerce de l'argent à côté du commerce de denrées
coloniales et de l'armement de navires.
Les Banquiers
Les deux tiers des dirigeants de la Banque exercent une activité
bancaire. Certains sont issus de vieilles familles de banquiers comme Lecouteulx, Mallet
ou Sabatier ; d'autres sont d'anciens commis ayant fondé leur propre
banque. La bourgeoisie protestante, qui a émigré après la Révocation de l'Edit ce
Nantes, revient en France à partir de 1787 après l'Edit de Malesherbes qui rend aux
protestants leur droits civils.
De nombreux régents se connaissent sous l'Ancien Régime : Rodier est l'associé de
Delessert depuis 1788, Hottinguer est un ancien commis de la banque Lecouteulx, Laffitte
premier commis chez Perregaux devient son associé en 1806. D'autres régents sont liés
par alliance ou par intérêt à des banques importantes : Gibert et la banque de son
gendre François Alexandre Seillière ou Jame associé de la banque Vassal.
En août
1803, Barrillon connaît des difficultés de trésorerie. Il sollicite de la Banque un
prêt de 2 millions de francs qu'il obtient en présentant la caution solidaire de
Basterrèche, Bastide, Desprez et Récamier. La banque Basterrèche est très liée aux
producteurs de cognac auxquelles elle avance de fortes sommes. Doyen soutient la finance
rouennaise, notamment la banque Veuve Thézard ; il est aussi le correspondant
parisien de la Banque de Rouen. Mallet, associé à Périer, pratique des prêts
hypothécaires en Alsace et Franche-Comté. Martin-André ouvre une banque à Paris.
Ollivier soutient les armateurs havrais et prête de fortes sommes aux Etablissements
du Creusot. Pierlot détient une participation dans la banque Bruneau, Sébault
& Cie et surtout dans la banque Doyen & Cie à laquelle il est très
lié. Pierlot avance 600.000 francs à Desprez ; il est également le banquier de Lannes
qui dépose chez lui plus de 700.000 francs. A la fin du Directoire, Récamier et
Barrillon fondent une banque appelée Syndicat du Commerce, dont le siège social
est le domicile de Récamier. Héritier de la plus vieille banque du Languedoc, Sabatier est aussi le principal associé de la banque Doyen &
Cie. Avec Desprez, Périer et Flory, il se livre à des opérations financières sur
le 5 % consolidé. La banque Sévène frères finance de nombreux contrats de
fournitures militaires. En difficulté après la crise de 1805, elle obtient de la Banque
un escompte de 330.000 francs.
Les activités étrangères des Régents sont surtout
concentrées dans les deux pôles d'attraction de l'époque : l'Espagne et l'Europe du
Nord (Londres - Hollande - Baltique). Basterrèche, Lecouteulx, Sabatier, et Récamier
disposent des succursales à Cadix et Madrid et se livrent à de nombreuses opérations
sur les piastres. Sabatier, Lecouteulx et Desprez spéculent sur les actions de la Banque
Royale de Saint-Charles, la banque d'émission espagnole. Perregaux et Récamier
soutiennent le commerce avec l'Angleterre et fournissent des crédits importants à
Londres. Basterrèche ouvre des succursales en Suisse et à Hambourg.
La banque Goupy gère la fortune et le portefeuille de nombreux princes et négociants
italiens. Elle possède des correspondants dans plusieurs villes italiennes : Lucques,
Milan, Florence, Sienne, Rome et Gênes. Goupy est aussi le banquier d'Elisa Bonaparte. La
banque Hottinguer participe à de nombreuses spéculations foncières aux Etats-Unis via
la Holland Land Company et la Cie Cérès ; cette dernière société
possède plus de 150.000 hectares dans le nord de la Pennsylvanie. Récamier est très
actif à la Réunion, où il soutient plusieurs maisons de commerce.
Les Banquiers de l'Etat
Reprenant les pratiques de l'Ancien Régime et du Directoire,
le Consulat multiplie les contrats de service de fonds avec les banquiers privés. De
nombreux Régents participent aux opérations de financement de l'Etat. En mars 1800,
Perregaux, Lecouteulx, Mallet, Barrillon, Germain, Sévène, Bastide, Fulchiron, Récamier
et Doyen associés sous le nom des Dix Négociants Réunis avancent plus de
3.000.000 francs aux Armées d'Italie et du Rhin pour couvrir les dépenses de guerre.
D'octobre 1801 à septembre 1802, l'Association des Banquiers du Trésor Public
fondée par Perregaux, Mallet, Fulchiron, Récamier et Doyen avance plus de 30.000.000
francs par mois contre la remise d'obligations des receveurs généraux garanties par la Caisse
d'Amortissement. Le contrat fixe la marge nette des financiers à 1,1875 % par mois,
soit un bénéfice annuel de 4.275.000 francs. La faible récolte de l'année 1801 amène
le régime consulaire a solliciter les Banquiers du Trésor Public pour
approvisionner Paris en grains à raison de 45.000 quintaux par mois. La marge négociée
est confortable puisque le gouvernement concède 2 % en plus du taux d'avance prévu
précédemment.
Au printemps 1802, les prétentions des Banquiers du Trésor Public pour le
renouvellement du contrat ne sont pas acceptées par le gouvernement qui confie le service
de fonds aux Nouveaux Banquiers du Trésor Public, soit Barrillon, Bastide,
Desprez, Naurissart, Fulchiron et Récamier: Le contrat est reconduit dans les mêmes
termes avec une marge réduite à 1 % par mois, les financiers s'engageant à reverser à
l'Etat un sixième des bénéfices. Les années suivantes, le contrat passe dans les mains
de l'Agence des Receveurs-Généraux puis de la Cie des Négociants Réunis.
En septembre 1805, Perregaux, Récamier et Doyen cèdent le service de la Régie des
Droits Réunis à Desprez et à la Cie des Négociants Réunis.
La Caisse des Comptes Courants
En juin 1796, deux négociants Monneron et Godard créent une
banque d'escompte appelée Caisse des Comptes Courants (le terme de banque est
banni de France depuis l'expérience de la Banque Générale de Law). La
société s'installe à l'hôtel Massiac, place des Victoires dans les anciens bureaux de
la Compagnie des Indes,
d'où son surnom de Caisse Massiac. Rapidement quelques financiers se joignent aux deux
fondateurs : Lecouteulx, Fulchiron, Hainguerlot, Jubié (l'associé de Basterrèche).
Dotée d'un capital de cinq millions de livres divisé en mille actions, la Caisse forme
une sorte de "club de l'escompte" dont les activités se développent peu à
peu. Après quelques mois, les administrateurs se décident à développer l'actionnariat
car "des actions ont été prises, des lettres de changes ont été escomptées,
des dépôts ont été reçus, des comptes ont été ouverts, des mandats sur la Caisse
des Comptes Courants circulent".
En octobre 1796, la première assemblée générale réunit 23
actionnaires parmi lesquels on trouve des nouveaux venus comme Récamier, Doyen,
Davillier, Barrillon ou Desprez. Deux années plus tard, la société compte 96
actionnaires qui détiennent 860 actions. En novembre 1796, la société décide
d'émettre un papier "libre et réalisable à volonté" ; elle fait
donc fabriquer 8 millions de francs en coupures de 500 francs et 1000 francs. Les effets
escomptés sont payés en billets qui circulent chez les négociants parisiens. La Caisse
des Comptes Courants se développe mais reste une banque exclusivement parisienne. En
octobre 1798, elle se remet sans problème de la disparition de son directeur Monneron
ayant préalablement emporté la somme de 2,5 millions de francs.
En janvier 1800, c'est donc un établissement solide mais à l'activité restreinte qui
concurrence la Banque de France. Les premières approches de fusion sont menées par
Germain et Barrillon. La Caisse des Comptes Courants jouit de sa réputation et
de son ancienneté mais elle ne dispose pas de la surface financière de la Banque de
France qui ne possédant ni bureau, ni matériel, ne peut démarrer ses activités avant
plusieurs mois. Fin janvier, une nouvelle proposition est faite ; les actionnaires de la
Caisse réunis en assemblée générale nomment cinq commissaires chargés d'étudier une
fusion : Cordier, Fulchiron, Geyler, Davillier et Récamier. Le principe est acquis, il ne
reste plus qu'à s'entendre sur la valeur des actions de la Caisse des Comptes
Courants. C'est chose faite le 20 février 1800, la Caisse est absorbée par la
Banque de France sur la base de 4.500 francs ou 5 actions de la Banque.
De nombreux Régents étaient actionnaires de la Caisse
de Comptes Courants, si la plupart d'entre eux : Barrillon, Basterrèche,
Carié-Bézard, Davillier, Desprez, Doyen, Germain, Hottinguer, Perregaux, Récamier et
Sévène participent ainsi à la création de la Banque de France en échangeant leur
actions. Il est amusant de noter que Cordier, Devaisnes (premier contrôleur général de
la Banque), Marmet et Ricard ont peu confiance dans la nouvelle Banque de France et optent
pour le rachat en numéraire de leurs actions. La Caisse de Comptes Courants
subsiste encore aujourd'hui au travers de sa devise "La sagesse fixe la
fortune" qui est devenue celle de la Banque de France.
La Caisse d'Escompte du Commerce
La Caisse
d'Escompte du Commerce est fondée en novembre 1797. Par opposition à la Caisse
des Comptes Courants qui regroupe des financiers, elle pratique l'escompte au profit
de ses actionnaires négociants ou manufacturiers parisiens dont Cordier, Flory, Moreau,
Gibert, Pierlot, Sévène et Thibon. Germain, Marmet et Perregaux mettent en place une
alliance entre la Caisse des Comptes Courants et la Caisse d'Escompte du Commerce
pour distribuer des prêts gagés sur des dépôts de marchandises. Ses conditions
d'escompte sont moins restrictives que celles appliquées par la Banque et le négoce
parisien intervient plusieurs fois pour protéger "sa banque" contre la volonté
du pouvoir de réunir les banques d'escompte à la Banque de France. Le 23 septembre 1803,
la Banque de France absorbe la Caisse d'Escompte du Commerce et obtient le
monopole d'émission à Paris.
Le trafic de piastres
Au XVIème siècle, la découverte d'importantes mines
d'argent au Pérou et au Mexique permet aux Espagnols de frapper des quantités
importantes de monnaies : une grande pièce en argent valant huit réaux appelée piastre
ou dolera devient bientôt la monnaie la plus utilisée par les commerçants dans le monde
entier et par conséquent la pièce la plus souvent mentionnée dans les histoires de
pirates ou de chasse au trésor. La frappe des piastres espagnoles cesse en 1825, mais
elles continuent d'avoir cours légal aux Etats-Unis (1857) et au Canada (1860). Elles
circulent encore en assez grande quantité dans les villes côtières de Chine, en Inde et
en Perse au cours des années 1930.
Les piastres sont envoyés à Cadix dans les galions de la Carrera de
Indias, l'administration espagnole qui organise le commerce maritime avec les
Amériques. Les maisons de commerce du XVIIIème siècle s'approvisionnent en piastres
auprès de la Banque Royale de Saint-Charles à Madrid qui en détient le
monopole d'exportation. La piastre devient la monnaie de référence du commerce
international ; sa valeur est reconnue et acceptée dans presque tous les pays du monde
sans aucune décote. Chaque banque ou maison de commerce met en place une filière propre
lui permettant de récupérer ce sésame commercial : ainsi la banque Sabatier soudoie-t-elle des marins espagnols pour qu'ils livrent à sa
succursale de Cadix les quelques piastres qu'ils ont réussi à ramener du Nouveau Monde.
A partir de 1785, se met en place un syndicat de financiers français et espagnols qui
pratique le trafic de piastres à grande échelle. Cabarrus, directeur de la Banque
Royale de Saint-Charles s'associe avec Lecouteulx (Rouen), Récamier (Paris),
Basterrèche (Bayonne) et Sabatier (Montpellier) pour exporter plus ou
moins légalement des sommes très importantes. Les piastres sont chargées
clandestinement à destination des ports français avec la complicité du consul général
de France à Cadix. Une part importante des piastres est destinée à la Compagnie des Indes qui
l'utilise directement pour ses achats en Extrême-Orient, notamment en Chine où l'argent
affiche une surcote de 45% par rapport à l'or.
La Compagnie
des Indes envoie aussi des piastres à Vienne pour être fondues en thalers : la
monnaie d'argent à l'effigie de Marie-Thérèse est la seule pièce acceptée sans
difficulté au Yémen et en Ethiopie (pays producteurs de moka : café très prisé). Les
thalers restent utilisés comme monnaie dans cette région jusque dans les années 1950.
Le reste des piastres est partagé entre les membres du syndicat qui les utilisent pour
leurs besoins propres : la part annuelle dévolue à Sabatier oscille entre 2,8 et 3,8 millions de livres ; Lecouteulx
emprunte plus de 20 millions de livres par an auprès de la Caisse d'Escompte
pour financer ses achats de piastres. Le syndicat alimente un vaste réseau de banques en
Europe jusqu'à Amsterdam ou Hambourg. Dans ses mémoires, l'avocat Berryer raconte que le
trafic fut dénoncé au Tribunal Révolutionnaire par Héron, un négociant failli de
Marseille. Sabatier, son associé Desprez, les cousins
Lecouteulx et Magon de la Balue (directeur de la Caisse d'Escompte) sont
arrêtés. Sabatier et Desprez sont sauvés grâce à
Cambacérès (voir aussi le chapitre sur la Compagnie des Indes), les
Lecoulteulx achètent la clémence de Fouquier-Tinville ; seul Magon de la Balue finit
guillotiné.
Le 21 avril 1800, Lecouteulx, premier président de la Banque
de France, écrit à M. Alquier, Ambassadeur de la République Française en Espagne, il
lui fait part de son désir de "lier la Banque de France avec les grandes
corporations espagnoles, la Banque de Saint-Charles et les cinq Gremios".
Lecouteulx entrevoit des résultats utiles pour la France et l'Espagne. Des discussions
sont entamés avec Hervas, le chargé d'affaires espagnol à Paris et administrateur de la
Banque Royale de Saint-Charles mais le projet n'aboutit pas. Nota Bene : l'hispanophilie de Lecouteulx ne se limite pas aux affaires,
il publie en 1810 un Essai sur la littérature espagnole.